jeudi 31 août 2017

"# Bleue"

# Bleue, Florence Hinckel, 
éd. Syros, coll. Soon dès 13 ans.


C'est une utopie. Mais c'est demain. On y est déjà! Presque... Dans le monde de Silas, les réseaux sociaux régissent la vie et rappellent à l'ordre celui qui  n'a rien posté pendant 10 minutes. Le seul moyen d'être tranquille est de poster le statut: "sommeil" ou que quelqu'un poste le statut "décédé" sur votre mur. Comment se sent-on? Que fait-on? Avec qui? Où? Et cela en permanence. Les cours sont retransmis en direct, le smartphone est obligatoire en classe pour interagir avec les autres élèves du monde.
Celui qui ne partage pas ainsi sa vie, témoigne d'un comportement louche, il devient suspect d'aller mal, ce qui n'est plus toléré. Car dans ce monde ou chacun "veillent" ainsi les uns sur les autres, ou plutôt se surveille, tout est fait pour vivre sereinement. Dans cette magnifique société où Silas grandit, les scientifiques ont trouvé le moyen de supprimer la souffrance morale. Grâce à "l'oblitération", cette petite opération qui efface les souvenirs douloureux et laisse un petit point bleu au creux du poignet, il n'y a plus de deuil, de traumatismes dus à des violences ou à un divorce, il n'y a plus d'états de choc dus à une catastrophe naturelle ou à une guerre, plus de dépressions, de dévaluation suite à un licenciement, il n'y a plus de chagrins amoureux.

"- Un séisme a eu lieu la nuit dernière en Angola. Les dégâts sont considérables et on déplore des centaines de morts.
Des images très choquantes de la catastrophe défilent durant les explications d'un journaliste. Des enfants pleurent. Certains sont mutilés. D'autres ont perdu leur famille.
- Heureusement, poursuit le journaliste, la CEDE existe dans tous les pays d'Afrique, depuis que l'ONU a levé les fonds nécessaires pour la mondialiser. Par bonheur, les survivants se remettront vite de ces pertes humaines considérables."

L'oblitération est même rendue obligatoire pour les mineurs. Alors, si tu n'as pas encore 18 ans et que tu ne veux pas voir débarquer les agents de la CEDE (Cellule d'Éradication de la Douleur Émotionnelle), mieux vaut faire savoir à tout le monde que tu vas bien!
Que se passe-t-il alors quand Silas, le romantique essaie de garder secret son amour naissant avec Astrid. Qu'advient-il de lui quand Astrid se fait renverser par une voiture et décède? Il y a-t-il encore moyen de se rendre compte que l'être humain perd son humanité en perdant sa souffrance quand l'éradication de celle-ci est tellement banalisée et généralisée, que les médias soutiennent cet état de fait? Et si oui, y a-t-il encore un moyen d'agir?

 Celui qui a vécu un drame, perdu un être cher, qui est tombé en dépression ou a ressenti le désespoir, a dû certainement se dire à un moment "faites que cela cesse!, cette souffrance est invivable". Alors, oui, pourquoi pas? Que ne donnerions-nous pas pour ne plus souffrir? Seulement voilà, c'est aussi la souffrance qui nous forge, qui fait ce qu'on est devenu après l'avoir surmontée. C'est elle qui imprime en nous l'empathie et la compassion. C'est souvent un traumatisme qui pousse a trouver des solutions, à s'engager, à dénoncer pour que plus personne ne vive la même chose. C'est la souffrance qui pousse à devenir chercheur, chirurgien, policier, pompier, aide-social, journaliste de terrain ou cinéaste. C'est encore la douleur qui fait qu'un peuple ne tolère plus et s'engage dans une révolution. Sans parler de la souffrance qui pousse à la création, à sublimer  les blessures de l'âme dans l'art. Un monde où l'on supprime le souvenir de l'amour vécu avec une personne pour ne plus souffrir de la perte de cette personne, n'est-ce pas juste un monde sans amour? Dans un tel monde, la recherche d'ataraxie se transforme alors en apathie collective, en un monde non pas apaisé mais vide et morne facile à mener par le bout du nez!
Un sujet extrêmement actuel, mené avec fougue dans un roman à deux voix (Silas et Astrid), un roman intelligent qui pousse le lecteur à s'interroger sur le monde qui l'entoure, ses relations aux autres, la politique, la profondeur de ses émotions.